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Alice et autres merveilles

© Jean-Louis Fernandez

© Jean-Louis Fernandez

Texte Fabrice Melquiot, d’après Lewis Caroll. Mise en scène Emmanuel Demarcy-Mota. Création de la troupe du Théâtre de la Ville. Tout public, à partir de 7 ans.

C’est la 5ème édition du Parcours Enfance & Jeunesse élaboré par Emmanuel Demarcy-Mota, directeur du Théâtre de la Ville en partenariat avec six autres théâtres. C’est aussi une nouvelle rencontre entre le metteur en scène d’Alice et autres merveilles et Fabrice Melquiot, auteur, tous deux travaillant en compagnonnage depuis une quinzaine d’années. Et, autour de Lewis Caroll, c’est une belle rencontre.

L’auteur anglais nommé professeur au Collège Christ Church d’Oxford en 1855, fit la connaissance des trois filles du Doyen Liddell, Lorrina, Alice et Edith à qui il conta des histoires nourries de son attirance pour le fantastique et les phénomènes occultes. L’imagination en action, il leur raconta notamment l’histoire d’Alice sous la terre, qui deviendra ensuite Alice au pays des merveilles et sera publiée ainsi que De l’autre côté du miroir et La chasse au Snark. Passionné par la photographie quelques années plus tard, il fixa sur plaques sensibles les portraits des petites filles, s’intéressant particulièrement à Alice.

Fabrice Melquiot reste à la fois très près de l’histoire originelle en même temps qu’il s’empare du mythe, se l’approprie et joue de nombreux jeux de mots et références. Il crée ainsi la rencontre entre Alice et d’autres grands mythes échappés de leurs contes : le Petit Chaperon Rouge pactise avec elle et grave sur son bras l’adresse  du loup, lui conseillant de lui rendre visite ; ou encore Pinocchio au long nez pointu, traité par Alice de « sac de nœuds », lui, tout de bois fait, rêvant, nez pour nez, d’interpréter Cyrano ; et, référence d’aujourd’hui, pimpante et fatale, la Barbie s’échappant du marché du jouet. L’intelligence du texte rejoint la lecture scénographique et de mise en scène, proposées.

Le décor repose sur l’idée de l’eau comme miroir, et de rideaux de tulle sur lesquels des projections vidéos se gravent. Un grand bassin rectangulaire de type piscine dans lequel tout le monde joue, tombe et se déplace, permet des jeux de reflets et miroirs magiques ainsi que la déclinaison de lumières bleue, jaune, orange, rouge comme dans un livre d’images.

Vêtue d’une robe blanche mousseuse et d’un blouson vert flashy, Alice paraît, depuis la salle où elle est assise parmi les spectateurs. Les lapins blancs glissent et bondissent derrière les panneaux acoustiques du théâtre comme dans un sous-bois. Le prologue présente des portraits d’Alice Liddell et de Lewis Carroll, à partir d’images projetées et donne quelques éléments biographiques sur l’auteur. « Je suis un mythe, un trou dans un vêtement … » lance Alice avant de franchir la passerelle qui la mène au plateau.

Première rencontre avec monsieur le Lapin blanc aux yeux rouges jaillissant d’une trappe, élégant et courtois, vêtu d’une veste de type frac, évidemment pressé et qui ne fait que passer. Sur ses traces et décidée à le rattraper, Alice dégringole dans le terrier et sa chute lui semble interminable. Pour le spectateur elle descend des cintres et passe de l’autre côté du miroir, brisant la surface de l’eau : « Je me demande si je vais passer à travers la terre ! » Elle cherche la clé qui lui permette de franchir la porte d’entrée, mais posée sur une chaise démesurément haute, ne peut l’atteindre. Elle poursuit sa route et trouve un flacon portant une inscription sur l’étiquette : Bois-moi, et elle s’exécute avec plaisir, jusqu’à constater qu’elle se met à grandir de manière inquiétante. Puis elle mange une part de gâteau et se met à rétrécir, mord dans le champignon et grandit à nouveau tout autant. Elle pense à Dinah, sa chatte, avec nostalgie. Alice ajuste son rapport au monde selon sa taille qui varie d’un moment à l’autre, et s’interroge sur le temps : « Le temps est une personne » réfléchit-elle, prise au milieu d’engrenages de montres, de références musicales et théâtrales – Phil Glass, Bob Wilson, Tim Burton et Pink Floyd, entre autres -.

Dans l’eau, l’assemblée des canards, pélicans et autres flamands, souris et compagnie dignes d’une Arche de Noé s’adonnent à des jeux d’eaux à vélo et organisent une course. La maison du lapin passe du vert au bleu et Alice trompe sa solitude en faisant d’autres rencontres, avec un chat arrogant, une souris mini, un petit cochon rouge de honte, un loup aux ongles effilés… Le bal du loir qui dort et du chapelier, le rendez-vous des chats perchés dans le cosmos, tea time en jaune orange flashy chez les fous, les tableaux se succèdent pleins de surprises, sympathiquement pagaille. Partie de croquet chez l’archiduchesse où l’on joue aussi aux devinettes, où l’on repeint les rosiers blancs en rouge, où les figures du jeu de cartes vivent et s’échappent. La reine de cœur orchestre les rires, le roi et la reine de carreaux font de la balançoire. Alice résiste aux moqueries de la reine et lui répond avec assurance. « Vous n’êtes qu’un jeu de cartes ! » lance sa Majesté offensée. Au tableau final, quatorze enfants sur le plateau se mettent à chanter.

Alice et autres merveilles dans son texte malin, sa mise en scène de fête, sa scénographie d’eau et ses lumières sucrées, avec aussi et d’abord l’actrice, Suzanne Aubert, qui ne joue pas à être Alice mais qui est vraiment Alice, ravit à juste titre, le public. Petits et grands réunis, suivent l’action comme dans le plus magique des livres d’images pour les premiers, comme le meilleur des polars, pour les seconds.

Brigitte Rémer

Avec : Suzanne Aubert, Jauris Casanova, Valérie Dashwood, Philippe Demarle, Sandra Faure, Sarah Karbasnikoff, Olivier Le Borgne, Gérald Maillet, Walter N’Guyen et la participation du Chœur d’enfants du quartier de Belleville, Les Polysons – Et aussi : scénographie Yves Collet – lumières Yves Collet, Christophe Lemaire – c​​ostumes Fanny Brouste – son David Lesser – vidéo Matthieu Mullot – m​asques Anne Leray – maquillages Catherine Nicolas – objets de scène Audrey Veyrac – assistant à la mise en scène Christophe Lemaire – conseiller artistique François Regnault.

Du 8 décembre 2015 au 9 janvier 2016, au Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet. 75004. Paris – theatredelaville-paris.com – Tél. : 01 42 74 22 77

 

 

 

 

« 887 » – Ex Machina – Robert Lepage

©Erick Labbé

©Erick Labbé

Spectacle présenté au Théâtre de la Ville dans le cadre du Festival d’Automne –   Conception, mise en scène et interprétation de Robert Lepage.

Seul en scène, Robert Lepage arrive dans son manteau noir comme s’il cherchait l’issue de secours, un peu par effraction et prend le spectateur par la main : merci d’éteindre vos téléphones portables… Il l’introduit en douceur dans son histoire familiale et celle du Québec, et se souvient.

Ce magicien du quotidien et raconteur d’anecdotes présente son univers comme si on était l’un de ses proches et laisse sa carte de visite : son numéro de téléphone s’affiche – 681 5031, son adresse – 887 avenue Murray, à Québec, appartement de son enfance. C’est là qu’il vit avec ses parents, ses frères et sœurs et une grand-mère qui ne se souvient plus, dans la ville haute quartier Montcalm près des plaines d’Abraham, pour une famille qui, dit-il, vient de la ville basse, classe sociale plus modeste. Années 60, période de l’enfance et de l’adolescence, entre deux et douze ans et demi. Galeries de portraits des familles de l’immeuble, travail du père chauffeur de taxi la nuit, solitude de l’enfant, découverte du théâtre avec les jeux d’ombres inventés en compagnie de sa petite sœur, tout passe par les yeux de l’enfant. On entre chez lui en toute intimité comme on rentre chez soi, ou comme on joue à la marelle traversant ciel et terre, entre traces lointaines et mémoire récente.

Une scénographie artisanale et ingénieuse, réglée comme une horlogerie suisse, – huit manipulateurs sont en coulisse – illustre sur plateau tournant comme un manège, l’univers du raconteur – séquence par séquence – gai, fantaisiste et ludique : immeuble en modèle réduit avec personnages aux fenêtres qui apparaissent et disparaissent, lit superposé devenant castelet, cuisine moderne et discussion avec Fred, taxi miniature rappel du père. L’image investit avec habileté les constructions, apporte des précisions et n’est jamais envahissante.

Aux souvenirs personnels et familiaux se mêle la mémoire collective et l’Histoire d’un Québec à la recherche de son identité : oscillations entre l’anglophonie aux commandes et la francophonie laissée pour compte ; lutte entre souverainistes et fédéralistes avec les morts du Front de Libération du Québec, le FLQ ; écarts entre classes sociales et injustices vite repérées ; discours de De Gaulle en 67 – Vive le Québec libre – dont on sait les répercussions ; langue française et révoltes ; début de la Révolution tranquille pariant sur une autre modernité ; drapeau revu et corrigé et identité chavirée par le changement du nom des rues. Le Je me souviens, cette devise du Québec à l’enseigne de tous les véhicules, vient de ces luttes : « Je me souviens…Que né sous le lys… Je croîs sous la rose… I remember… That born under the lily… I grow under the rose », le lys représentant la France, la rose la couronne britannique.

Pour Robert Lepage l’effort de réconciliation avec le passé suit l’apprentissage du poème Speak white, qui structure le spectacle. Signé de Michèle Lalonde en 68, il fait référence aux champs de coton nord-américains où le parler créole est interdit, expression reprise pour dévaloriser les Québécois et leur parler francophone. Pour le 40ème anniversaire de ce poème qui a valeur de prise de conscience, le raconteur est chargé de l’apprendre par cœur et de le réciter, mais il bute sur ce pan de mémoire et n’imprime rien, comme un refus.

Le parcours de Lepage est singulier, le tissage de liens artistiques avec la France fut lent. Ses premières représentations à la fin des années 80 eurent lieu à Maubeuge et Limoges, Paris fut capricieux. Auteur dramatique, metteur en scène, acteur et réalisateur, il aborde enfin la capitale avec cinq spectacles présentés au Festival d’Automne 1992 : Les Aiguilles et l’opium, Le Polygraphe et une Trilogie de Shakespeare. Quelques années avant on avait pu voir sa Trilogie des dragons, qui obtint en 1987 le Grand Prix du Festival de théâtre des Amériques. Ce spectacle marquait un virage dans l’écriture scénique et montrait le chemin d’une nouvelle forme de récit et de sensibilité théâtrale.

De créations collectives – dans lesquelles il est capitaine de vaisseau – en créations solos, Robert Lepage s’invente des univers radicalement diversifiés. Artiste multidisciplinaire et inventeur à mains nues il puise dans les arts de la scène, de la rue, dans le cinéma, la musique et les mots. Ses spectacles surprennent toujours et son artisanat n’a d’égal que sa poésie. Il a mis en scène deux concerts de Peter Gabriel, en 1993 et 2002, travaillé avec le Cirque du Soleil, signé de nombreuses mises en scène et souvent joué. Il a créé à Québec, en 1994, un centre interdisciplinaire de production rassemblant son équipe Ex Machina, qu’il qualifie de système solaire et ouvert en 1997 son espace de travail, La Caserne, un lieu emblématique. Ancienne caserne des pompiers de Québec aménagée en studios, des projets spéciaux nourris de théâtre, d’images et de musiques y incubent, et tous les arts se contaminent les uns aux autres.  

8-8-7 est une formidable fresque où la simplicité de l’acteur témoigne de l’enfance, inscrite dans un moment d’Histoire – celle du Québec, et dans la normalité quotidienne de sa famille. Elle est aussi un bel hommage au père, aujourd’hui l’absent, avec l’image finale et bouleversante du raconteur qui prend place à l’arrière d’un taxi.

Brigitte Rémer

Direction de création, Steve Blanchet – Dramaturge, Peder Bjurman – Assistante à la mise en scène, Adèle Saint-Amand – Musique originale et conception sonore, Jean-Sébastien Côté – Conception des éclairages, Laurent Routhier – Conception des images, Félix Fradet-Faguy – Collaboration à la conception du décor, Sylvain Décarie – Collaboration à la conception des accessoires, Ariane Sauvé – Collaboration à la conception des costumes, Jeanne Lapierre – Production Ex Machina.

Théâtre de la Ville, Place du Châtelet, 9 au jeudi 17 septembre – Tél. : 01 42 74 22 77 www.theatredelaville-paris.com et www.festival-automne.com – Tél. : 01 53 45 17 13, puis tournée au Canada, en France et à l’étranger.

 

 

Persona non grata

© DR Théâtre de la Ville

© DR Théâtre de la Ville

Texte de Ceren Ercan et Gülce Uğurlu – mise en scène Ceren Ercan – en turc, sur-titré en français.

Le spectacle se déroule en temps réel et au présent tout en croisant le passé immédiat. Il interroge les années 2011 à 2015 avec retours en arrière et arrêts sur événements, dans le contexte social et politique de pays à la recherche de démocratie. Un couple mixte turco-égyptien sert la métaphore, elle turque, lui égyptien, tous deux élevés à l’occidentale. Le récit se situe entre Le Caire et Istanbul, deux villes pour toile de fond.

31 mai 2013, dans un cercle de lumière, comme un conteur, Ali est à l’aéroport et cherche un taxi, après les contrôles d’usage de plus en plus pesants – 11 janvier 2011, Egypte. La révolte gronde Place Tahrir. Khaled demande à sa femme, Bahar, de ne pas sortir. Elle, a besoin d’une pharmacie. La BBC informe de la mort de Mohamed Bouazizi, jeune vendeur ambulant qui s’est immolé par le feu une semaine auparavant, le 4 janvier, en Tunisie. Le récit se fait par allers et retours entre les pays en révolution qui semblent avoir pour seule issue « soit Allah soit les militaires. » Les consignes circulent de ne pas trop parler aux autres, de se méfier de tout et de tous – 30 janvier 2011, Khaled, pilote de profession propose de quitter le pays, de partir, n’importe où, même à l’hôtel. La panique s’installe. « Chez moi, c’est désormais les hôtels, les avions… »

Passé – Maison lointaine 2012. Baris arrive à Istanbul et regagne la maison familiale où il retrouve sa sœur, Bahar et son beau-frère Khaled venus y séjourner quelque temps. Aux Etats-Unis, Baris avait des problèmes de colocation, il a approché la pauvreté, « on peut être SDF à New-York » raconte-t-il. De retour chez lui dans cette maison familiale occupée, chacun se raconte et regarde l’autre, proche et différent.

Passé – 2 maisons 2011. Baris et Bahar remontent le fil de leur enfance, de leur histoire. Baris fait l’inventaire des ses affaires et exprime son mécontentement de ne pas tout retrouver, distance et suspicion s’installent à travers les récits de vie : Istanbul, Etats-Unis, Le Caire. « C’est dur de rentrer chez soi sans boulot » dit l’un. « Il n’y a plus de chez soi, une chimère, une maison fantôme » dit l’autre. Dans tous les cas, le poids de la famille, comme une prison… Ces récits entrecroisés entre mémoire individuelle et mémoire collective, plongent au cœur de la réalité, montrant que le chaos social engendre chaos et désarroi personnel.

Le théâtre turc se fait rare sur les scènes de France, le spectacle proposé dans le cadre de Chantiers d’Europe est bienvenu, il donne à réfléchir sur l’altérité. Finement monté et dirigé par Ceren Ercan, les acteurs le portent avec vérité. La scénographie sert le propos avec efficacité et pertinence : une structure métallique pleine de cartons empilés qui font office de murs mais qui évoquent aussi le déplacement, le voyage et la mémoire, tantôt appartement au Caire ou maison d’Istanbul. Regard extérieur vers l’intérieur, jeu sur le dedans – l’intime, et le dehors – l’espace public, la vie quotidienne vue de la rue se superpose aux événements politiques, aux révoltes.

Brigitte Rémer

Avec Deniz Celigoğlu, Gülce Uğurlu, Bedir Bedir – traduction Mark Levitas – surtitrage Torticoli – Programme Chantiers d’Europe, à l’initiative du Théâtre de la Ville – spectacle présenté au Nouveau Théâtre de Montreuil-CDN, le 27 juin 2015.

A Memoir, de Krzystof Garbaczewski

© DR. Théâtre de la Ville

© DR. Théâtre de la Ville

Onirique peut être le mot clé résumant la perception qu’on a du film de Krzystof Garbaczewski. Ce jeune réalisateur polonais présente pour la première fois son travail en France, dans le cadre des Chantiers d’Europe, en avant-première et en première mondiale. Il est metteur en scène pour le théâtre et réalise avec A Memoir son premier film. Il est, par cette présentation, sous le seau du chiffre un, au commencement…

A Memoir s’inspire du roman de Marcel Proust, La Captive, dont s’était emparée à sa manière Chantal Akerman. Inspiré par A la Recherche du temps perdu – cinquième volume – « il n’est pas une adaptation, plutôt une aventure » dit le réalisateur au cours du débat qui a suivi la projection. C’est une rencontre avec ses acteurs – ceux de ses affinités électives – son monde, sa folie, c’est un voyage. Oublions Proust et laissons-nous séduire. « On y va ? » lance le réalisateur à sa troupe.

Gros plan sur les yeux bleus délavés et le visage ridé d’une femme, sur un air de nostalgie repris au violoncelle. Jeu extrême de la caméra, entre le flou et le net. Plans larges, angles de vue singuliers, costumes d’époque. Effleurements et rencontres dans les jardins aux oiseaux d’un manoir en majesté, ancien palais allemand abandonné situé en Silésie, entre Katowice et Wroclaw. Les couples se font et se défont, sans logique apparente, les parcours sont discontinus et la nature sauvage. Surexposition, reflets, méditation et solitude. Sensualité, sexualité, brume. Les personnages envahis par « la pneumonie de l’âme » se séparent et se retrouvent, entre hommes, entre femmes, entre couples, jusqu’au duel final. Il existe une certaine violence, froide et sourde, entre les personnages qui oscillent entre distance et proximité, le jeu social selon Proust ?

Les visages des jeunes femmes sont de porcelaine et les hommes aux larmes de glycérine, ténébreux. Intrigues. « Tu me fais peur » dit l’amante, dansant comme une vestale. Jeux de séduction, mousseline des robes et des voilages, envolées. Sifflements et dérèglement des mondes intérieurs. Le songe selon Marcel s’étire dans ce grand manoir vide, avec la caméra errant sur le plafond, des cris, des naufragés. Un cafard sur le dos, dans le creux d’une main.

La leçon de violon reste silencieuse et sans notes, partition envolée. Méphisto jette ses cartes et nargue le talent… Dans les cuisines, le jeu de l’immobilité et du mouvement, énigmatique comme une pendule arrêtée. Des corps nus, blancs. Un couple vu du haut… Et cette vieille dame qui au manoir, drapée d’hermine blanche, yeux bleus délavés de la première image, symbole d’une vieille aristocratie d’un autre temps, début XXème selon l’auteur de référence. L’image finale montre tous les personnages alignés devant un plan d’eau, indiquant que tout peut arriver.

Rentrant de Saint-Pétersbourg où il monte Macbeth pour le théâtre, Krzystof Garbaczewski énonce la liste de ses remerciements et dit n’avoir pas encore mis la dernière touche au film – il y manque par exemple le générique -. L’Institut Adam Mieckiewicz est un des partenaires. Le réalisateur parle de la genèse du film qu’il a d’abord travaillé au théâtre et qui s’appuie sur des acteurs qui se connaissaient bien entre eux : « le film repose sur les improvisations et sur mes intuitions » ajoute-t-il.

A Memoir se compose de fragments, sorte de morcellement de la mémoire. Les acteurs entre plateau et écran, le trouble et la beauté des images à partir d’un principe de surexposition, appellent la nostalgie. On pense au Grand Meaulnes d’Albicoco et aux tableaux de Vermeer.

« En sortant du théâtre, on doit avoir l’impression de s’éveiller de quelque sommeil bizarre dans lequel les choses les plus ordinaires avaient le charme étrange, impénétrable, caractéristique du rêve et qui ne peut se comparer à rien d’autre.» Cette pensée de Stanislaw Ignacy Witkiewicz pourrait s’appliquer au film de Garbaczewski.

Brigitte Rémer

A Memoir a été présenté au Café des Œillets – Théâtre de la Ville en présence du réalisateur le 27 juin 2015, dans le cadre du programme Chantiers d’Europe.

Le Mariage de Maria Braun

© Arno Declair     Konto 600065 208 Blz 20010020    Postbank Hamburg  IBAN/BIC : DE70 2001 0020 0600 0652 08 / PBNKDEFF Veröffentlichung honorarpflichtig! Mehrwertsteuerpflichtig 7% USt-ID Nr. DE118970763   St.Nr. 34/257/00024 FA Berlin Mitte/Tiergarten

© Arno Declair

D’après l’œuvre originale de Rainer Werner Fassbinder – mise en scène Thomas Ostermeier – acteurs de la Schaubühne Berlin – spectacle en allemand surtitré en français.

Thomas Ostermeier dirige la Schaubühne depuis plus de quinze ans et aime les défis. Il parcourt le monde avec sa troupe et les spectacles qu’il monte, côtoie les plus grands auteurs – Büchner et Ibsen, Wedekind et Shakespeare, Lars Noren et Thomas Mann. Il avait créé Le Mariage de Maria Braun en 2007 au Münchner Kammerspiele, en a donné une nouvelle lecture en 2014 à la Schaubühne, qu’il présente aujourd’hui à Paris.

Le film de Fassbinder tourné en 1979 pour point de départ, Ostermeier s’empare du scénario comme d’un canevas, même processus que pour Mort à Venise en 2013 à partir du scénario de Visconti : il ne s’agit pas de l’adaptation d’un film, mais de la re-création d’un langage et d’un univers. Le Mariage de Maria Braun se passe dans les années cinquante et met en scène le parcours d’une femme dans ce contexte de l’immédiat après-guerre. Des images d’archives en ouverture voyagent sur un rideau plissé en fond de scène, donnant de la distance et un certain flou dans l’évocation de l’histoire, empreinte de nazisme : une petite fille aux tresses blondes, des rangées de femmes au cordeau comme une armée, l’ébauche d’un geste sorte de salut fasciste, les champs de fleurs. La lecture de lettres d’amour adressées au Führer, glace.

Sur le plateau avant même l’entrée du public se trouvent une quinzaine de fauteuils répartis dans l’espace, quatre acteurs – qui tiendront chacun plusieurs rôles, masculins et féminins – et l’unique actrice Maria Braun, qui y divaguent. On se croirait dans un grand hall d’hôtel ou d’aéroport, ou à l’entrée d’un grand complexe de cinémas, et le scénario se met en marche.

Maria Braun est entraîneuse dans un bar pour GI en attendant le retour du front de son mari Hermann, – ils étaient juste mariés quand il a dû repartir à la guerre – mais elle apprend qu’il aurait été tué. Elle devient entraîneuse et s’éprend d’un soldat. Hermann pourtant réapparaît et dans une bagarre à trois qui dégénère, Maria tue son client-amant. A la surprise générale lors du procès, Hermann s’accuse du crime et se retrouve en prison. Et chacun poursuit sa vie. Maria fait la rencontre d’un industriel, Karl, dans un train et entretient avec lui une relation, alors que lui semble réellement amoureux. Elle se glisse dans la peau d’une ambitieuse femme d’affaire, tout en gardant le secret espoir de vivre un jour avec Hermann et continue à lui rendre visite en prison.

Quand il est libéré et que Maria vient le chercher, elle apprend qu’il est déjà parti à l’étranger, le temps de « redevenir un homme » lui dit-il dans un message. Il s’engage à lui envoyer chaque mois une rose, comme gage de sa fidélité. Maria marque la distance avec Karl l’industriel, déjà malade, et s’achète une maison dans laquelle elle vit seule, attendant le retour d’Hermann. Plus tard, après la mort de Karl, Hermann revient enfin et le testament leur lègue sa fortune…

Dans les mains de Thomas Ostermeier l’histoire n’est pas l’essentiel, c’est le climat de l’après-guerre sur fond de nazisme et de montée du capitalisme qui prévaut, et le parcours de Maria Braun. L’intelligence de la direction d’acteurs sert le propos, avec finesse et sensibilité : des personnages aux identités troubles joués par d’excellents acteurs qui mettent perruques et robes à vue pour se glisser dans les rôles de femmes, une Maria Braun pleine de solitude, merveilleusement interprétée par Ursina Lardi, à la beauté hiératique et froide comme métaphore de l’Allemagne ; un unique décor suggérant les lieux traversés – bars, prison ou maison – le compartiment d’un train ou l’intérieur d’une limousine.

Cette mise en scène, parfaite et glacée, est tailladée de moments d’intimité où sensualité et érotisme s’expriment par quelques gros plans vidéos, comme l’image d’un glissement de mains sur vêtements soyeux – Maria Braun par moments rappelle Marylin – et le temps se suspend, plan contre plan, jusqu’au clap final qui laisse l’histoire en interrogation.

Brigitte Rémer

avec : Thomas Bading, Robert Beyer, Moritz Gottwald, Ursina Lardi, Sebastian Schwarz – texte du scénario Peter Märthesheimer, Pea Fröhlich – scénographie Nina Wetzel – costumes Ulrike Gutbrod, Nina Wetzel – dramaturgie Julia Lochte, Florian Borchmeyer – musique Nils Ostendorf – vidéo Sébastien Dupouey – surtitrage en français Ulrich Menke

Théâtre de la Ville, 2 Place du Châtelet, du 25 juin au 3 juillet – tél. : 01 42 74 22 77 – site : www. theatredelaville.com